2004
Shafic ABBOUD (1926 - 2003)
Présence de Shafic
Il y a peu. Mohamed Aksouh nous a adressé une photo : Shafic et moi y avons l'air de deux vieux compères, deux vieux complices.
Voici que Shafic a quitté la photo et que depuis je cours les hôpitaux. J'ai voulu pourtant me retrouver aujourd’hui avec vous tous autour de lui.
Je n'écris pas des rubriques nécrologiques, je préserve les souvenirs vivants.
Shafic a toujours été, pour moi, inséparable du Salon des Réalités Nouvelles. C'est là que nous nous sommes connus et régulièrement revus.
Shafic ne fait pas partie des Réalités Nouvelles, il en est une partie.
Hors ses expositions personnelles, c'est plutôt aux Réalités Nouvelles année après année, que j'ai suivi son cheminement,
impatient que j'étais à chaque vernissage de découvrir l'Abboud nouveau.
Que j'aie aimé intimement cette peinture, cela ne regarde que moi.
Mais je tiens à dire publiquement que la peinture d'Abboud me paraît être au centre de ce qu'est et de ce que peut être le Salon des Réalités Nouvelles.
Tout simplement parce qu'elle correspond exactement à ce qu'on ait tenté de définir comme les marges de cette abstraction fondatrice du Salon.
Être au centre parce qu'on occupe les marges, le paradoxe ne surprend pas de la part de notre malicieux Shafic.
Un centre n'existe que par son pourtour. Sans pourtour, il n'y a plus rien au centre, il n'y a plus de centre.
D'ailleurs, au point où elle est arrivée presque un siècle après son apparition, l'abstraction n'est plus composée que de ses marges.
L'abstraction géométrique est passée du centre des origines aux marges. L'abstraction lyrique s'est, à son tour, marginalisée après essoufflement.
Au bout de son histoire, des pertes successives de ses origines et de ses avatars, l’art abstrait est enfin constitué de l'ensemble de ce que furent ses marges.
C'est là le théorème que, par la proposition de la couleur, démontre la peinture d'Abboud.
À occulter la réalité, la peinture d'Abboud irrite à force d'être scrutée. Shafic se poste devant ce qu'il peint pour qu'on n'y voit que ce qu'il en peint.
Bien sûr, il y a de la magie, il est de l'Orient des magiciens, Shafic.
D'ailleurs, chacune de ses peintures est un somptueux tapis sur lequel il nous emmène, selon le vent, selon le vent qu'il veut, selon son vœu,
à chaque fois vers d'autres ailleurs. C'est incroyable avec lui ce que Montsouris ou le Val de Loire ressemblent à ce qu'on croit du Liban.
Jacques Busse
Paul BUTTI (1924 - 2003)
Des œuvres chargées de tension. Butti livre un combat avec la matière tantôt épaisse, tantôt diluée à l'extrême.
C'est cette passion contenue que nous percevons dans ses toiles.
Né en Tunisie en 1924 de parents d'origine Italo-Française, il est, enfant, marqué par la culture islamique.
L'abattage rituel des animaux auquel il a l'occasion d'assister à l'âge de huit ans le fascine.
Durant toute sa vie il sera sensible à la charge profonde que peuvent avoir les émotions et les faits violents de la vie.
Il veut exprimer dans un langage avant tout pictural et plastique la tension qu'il ressent entre la simplicité apparente de la surface des choses et la réalité complexe derrière celle-ci.
À l'âge de quinze ans, un accident l'oblige à garder le lit pendant plusieurs mois.
Il en profite pour beaucoup dessiner puis se met à la peinture après son rétablissement.
Il abandonne alors sa scolarité normale et entre à l'École des Beaux-Arts de Tunis.
Après la déclaration de guerre, il gagne avec sa famille le sud de la France puis s'enfuit en Espagne où le rattrape la cruelle réalité du fascisme.
Libéré du camp de concentration de Miranda de Ebro en 1944, il visite le Prado et découvre l'œuvre de Jérôme Bosch et des grands peintres espagnols : Vélasquez,
El Greco, Zurbaran, Goya...
De 1945 à 1948, il vit à Barcelone où il peint près de deux cents toiles de format 10 x 25 de facture très expressionniste :
portraits et paysage à la limite de l'abstraction. En juin 1948 il découvre Paris, s'y installe et y travaille d'une façon presque continue jusqu'à sa mort.
Les forces de la nature représentent une importante source d'inspiration notamment dans le Vaucluse ou le Gard,
puis dans le Périgord oùla présence de la préhistoire est encore palpable. Butti se passionne pour de petites trouvailles archéologiques.
C'est ce contraste apparent, ce paradoxe entre les forces primitives de la nature, sa tendresse, sa poésie que Butti exprime dans ses tableaux.
Ses toiles montrent souvent de grandes plages de couleurs monochromes, mais sous la surface et au bord de la toile, on perçoit le combat qui a mené à ces silences tendus.
Différentes couches de peinture et mouvements d'une grande violence sont à certains endroits encore visibles sur la toile.
Le récit de l'œuvre peut se trouver à côté de celui des grands phénomènes naturels : Mer du Nord, Désert Nord Africain...
“L'essentiel est à côté, derrière le voile et près du vent" est le titre d'un de ses tableaux, d'après un poème de Damion.
Butti ne travaille pas de façon impulsive. Bien que ses toiles soient proches des expressionnistes abstraits américains,
la maîtrise de l'élaboration de la peinture joue un rôle important. C'est cette maîtrise qui donne à son œuvre cette tension.
Isabelle Delord
Maria MANTON
Souvenirs de Maria
Il n'y a pas de raisons d'être tristes quand nous parlons de Maria, entre nous dans notre Salon professionnel.
Ça ne lui conviendrait pas, Maria n'était pas du tout quelqu'un de triste.
Il fut même un temps où Louis et Maria étaient de fameux organisateurs de fêtes; et c'est à l'une d'elles que, conduit par Jean Clerté, je les ai connus.
Louis et Maria ont levé l'ancre depuis leur Algérie natale en 1947 pour tenter l'aventure parisienne :
époque picaresque où les hasards facétieux de l'existence les conduisirent à gérer un hôtel de la rue du Vieux Colombier, vite investi en cour des miracles,
accueillanteaux artistes de tous poils et surtout invariablement désargentés. Les échos en résonnent encore malgré la raréfaction fatale des participants.
On les retrouva aussi gérants d'une galerie de la rue de l'Ancienne Comédie pour artistes débutants et toujours aussi démunis, sauf d'espoir.
Rien de triste à parler ainsi de Maria, déjà attentive à tous, encore et toujours si présente.
Maria est née à Blidah. Dans Les nourritures terrestres, André Gide évoque Blidah : " Ah ! douce est l'herbe du Sahel; et tes fleurs d'orangers !
et tes ombres ! suave les odeurs de tes jardins. [...] Blidah ! Blidah ! fleur du Sahel ! petite rose !
Je t'ai vue tiède et parfumée, pleine de feuilles et defleurs. La neige de l'hiver avait fui. [...]
Luisait mystiquement ta mosquée blanche et la liane ployait sous les fleurs; Un olivier disparaissait sous les guirlandes qu'une glycine lui faisait.
L'air suave apportait le parfum qui s'élevait des fleurs d'orangers et même les mandariniers grêles embaumaient. "
Maria aimait m'entendre lui rappeler ce passage de "Blidah, petite rose du Sahel” : c'était son plaisir; elle n'en gardait aucune tristesse...
mais autre chose peut-être...
En janvier 2003 a été présentée à Aix-en-Provence, une exposition regroupant...
Des duos et des couples d'artistes. Dans la notice du catalogue concernant Louis et Maria, j'écrivais : " En 1940, ils se connurent à l'École des beaux-arts d'Alger.
Elle était fille d'un militaire en poste qui n'avait jamais bien admis qu'elle fût une fille.
Maria porta donc toujours pantalon, mais avec une grâce indéniablement féminine, que les années épargnèrent.
Telle nous l'avons connue, à la fois fidèle à la consigne militaire paternelle et heureuse de la transgresser pour son plaisir et le nôtre.
Dans le raccourci que m'imposait le catalogue, je poursuivais sur son parcours pictural : " Maria, avec les gouaches et collages de ses débuts,
participa à la non-figuration " dure ", puis, sans se départir du refus de toute narration,
elle ne cessa plus d'introduire dans ses compositions exigeantes et pourtant chaleureuses les signes secrets de sa nostalgie d'outre-mer. "
Maria a toujours porté en elle la nostalgie de son Algérie natale, mais sans tristesse, je dirais plutôt avec bonheur, tant le souvenir en illuminait,
ensoleillait les formes élégamment légères de ses peintures sans récits, mais si prenantes des saveurs et parfums de la réminiscence, ces " ombres du souvenir ".
C'est pour cela que ce ne peut pas être triste d'évoquer la tendre nostalgie de Maria dont ses peintures n'ont pas fini de nous inviter à partager la douce amertume.
Au Salon des Réalités nouvelles, dont, depuis 1948, à peine débarqués, mais c'étaient des battants, Louis et Maria furent les animateurs et l'âme,
on s'amusait volontiers, pour taquiner l'un ou l'autre, à se différencier en nallardistes et mantoniens,
les uns privilégiant le paysagisme matiériste abstrait du colosse débonnairement bougon,
les autres la rigueur abstraite gracieusement impressionnante de celle qui était notre sœur d'élection et d'affection.
Pour moi, prudemment, chaque fois que j'avais à écrire des notices sur eux deux, je prenais soin d'attribuer à chacun le même nombre de lignes,
ne voulant surtout pas peiner l'un ou l'autre. De même aujourd'hui, comme vous leurs amis autour d'eux, je ne peux les séparer.
En 1976, dans l'édition d'un dictionnaire qui occupa ma vie depuis 1949, ils figuraient dans le même septième volume,
mais en 1999 ils durent acquérir les volumes neuf et dix, I'impératif de la répartition alphabétique les ayant dissociés.
Seulement sur le papier : ils savaient que leur bonheur d'être et de peindre, d'être ensemble et de peindre ensemble,
faisait le mien. Je ne vois décidément toujours rien de triste en cela.
La notice de l'exposition... Des duos et des couples, je la terminais ainsi : " Dans cette catégorie des couples d'artistes,
ils figurent parmi les lauréats du concours de longévité. " Dans le numéro 30 de la revue Les cahiers bleus, de janvier 1984,
je retrouve reproduit un dessin au fusain de Louis, c'est un portrait de Maria, daté d'août 1942, donc des Beaux-Arts d'Alger,
pas de signature, mais cette mention de sa main : " Elle et aucune autre ". C'est certainement beaucoup plus beau que triste.
Chez moi, deux peintures d'elle, comme chez tant d'autres, la gardent si présente. Il est tout de même triste de nous retrouver ici aujourd'hui,
complices d'une même aventure qui aboutit à notre 58ème salon, pour parler de Maria, et qu'elle ne soit plus avec nous.
Jacques Busse
Pat DISKA (1924 - 2003)
Diska laisse en héritage au patrimoine de France plusieurs œuvres monumentales faites dans la pierre de Lacoste,
matière qu'elle aimait autant que le village du même nom, devenu son lieu de vie.
Le Monument à la résistance de St. Ouen témoigne de sa maîtrise de fonte de fer d'après polystyrène:
technique parfaitement harmonieuse avec les volumes qui étaient son expression.
Les dernières années, elle travaillait surtout en résine, œuvres don nous avons pu suivre l'évolution au Salon des Réalités Nouvelles où elle a participé annuellement depuis une vingtaine d'années.
En dehors de mon grand respect pour son travail, elle a été, pour moi, un compagnon d'armes.
Sculpteur passionné oui! mais aussi mère de fille unique. Beaucoup se reconnaîtront dans nos luttes pour l'équilibre entre nos vies, professionnelle -
source de nos vies même - et vie de mères enchantées par l'existence de nos filles et désirant ardemment leur proférer le maximum de possibilités de développement,
érigé ainsi sur le socle de notre travail et nourri par notre amour pour elles.
Donc, c'est en saluant son existence remplie avec l'intelligence de ces passions que je dis “ adieu ” à mon amie Pat Diska.
Caroline Lee, sculpteur
Gérard LARDEUR (1924 - 2003)
Le regard
L'avidité de la vie et l'approche du moi que représente l'œuvre du sculpteur ne peuvent exister sans
le regard sur l'autre.
L'avidité de la vie et l'approche du moi que représente l'œuvre du sculpteur ne peuvent exister sans
le regard de l'autre.
L'œuvre de l'un dépend de l'œuvre de l'autre, le langage plastique est un langage d'amour,
un croisement de regards.
Le Sculpteur prend dans sa main l'Univers. De l'informe à la forme, il façonne le devenir, du cœur vers la forme, il projette dans un monde cosmique.
de la terre au sublime il devient un héros.
Gérard Lardeur, Paris, juin 1989, extrait paru dans la revue "Sculpteur"
Stanislas LELIO (1927 - 2003)
Il essaya de l'architecture, de la photographie, de la peinture, exposa quelques toiles avec les surréalistes, en 1947.
Mais il avait besoin d'appréhender le monde dans sa substance matérielle. La sculpture le découvrit à lui-même.
Dès cet instant, au tournant du demi-siècle, il s'y adonna, l'apprit, la regarda, la pratiqua avec une même passion exclusive qui ne le quittera plus et lui dura un bon demi-siècle. Passion et obstination, chez lui, marchaient de pair.
Ajoutons la rigueur, le refus des modes, l'exigence, la fidélité à une éthique, autant de qualités qui définissent son parcours.
Aucun des matériaux traditionnels de la sculpture ne lui fut étranger, du plâtre au bronze, de la terre cuite au bois, du carton à la pierre.
Il les affronta avec la même curiosité, le même besoin d'en extraire les possibles, une même volonté d'y rencontrer l'obstacle pour s'en rendre maître.
De son parcours habité par la ténacité, on retiendra les étapes majeures: à côté d'un Ubu de tôle qui eut mérité à lui seul un carrefour en quelque Laval,
un Chiron et Achille taillé dans la pierre et qui trouva sa place dans un lycée de Nîmes, un Icare d'acier qu'il fit amerrir en Alsace,
Lélio réalisa une série de Portes qui passant de la terre cuite au bronze avec un rare bonheur,
forment une véritable suite au sens musical et plastique du terme et l'une des plus fortes réussites de son œuvre,
par laquelle il s'inscrit dans ce renouveau du baroque qui gagne la sculpture dans les années 1950-60.
Les grandes terres cuites polychromes lui permettent de passer à une autre dimension: par leur élan, par leur tension, voire même par leur structure,
elles annoncent les grands Totems de bois monumentaux qui vont couronner son œuvre et occuper les vingt dernières années de sa production.
En eux nous frappent la dynamique, l'unité et la variété, la façon dont le songe et le souvenir, le fantasme et l'élan,
l'idée et le réel s'incarnentdans un matériau et dont celui-ci ouvre la porte à une aventure sans cesse renouvelée.
À travers leur ronde, l'élan tendu du baroque s'unit à la structure sobre du cubisme et opère une synthèse heureuse qui doit maintenant prendre sa véritable place.
Jean-Dominique REY